Si noble et si puissant que puisse être un homme, si rigide puisse être l'armure d'honneur et de noblesse qu'il s'était construite à la face du monde, au plus profond, il était des choses sur lesquelles chaque homme restait semblable, du moins, aurait sans doute aimé se dire Phileas, tout homme digne de ce nom. Chez lui, l'une des choses les plus évidentes, mais également les plus profondes, était sa nature de père, et l'inquiétude que cela supposait pour ses enfants. Il avait beau, évidemment, avoir confiance en Alister, cela ne l'avait tout aussi évidemment pas empêché d'être plus qu'inquiet quand il avait cessé d'avoir de ses nouvelles, même s'il s'était efforcé de ne pas projeter cette inquiétude sur le reste de sa famille, à commencer par sa femme, évidemment, qui portait déjà assez de chagrin en ce moment, que sur ses filles. C'était donc avec une certaine discrétion qu'il avait lancé les recherches pour retrouver la trace de son fils, qui, il le savait, n'était pas du genre justement à ne pas donner de nouvelles.
Évidemment, ce n'était pas que s'il était arrivé quelque chose à Alister il comptait le cacher aux siens, mais plutôt qu'il préférait attendre d'avoir des certitudes plutôt que de renforcer leur inquiétude sans raisons... tout en espérant toujours, évidemment, que ses propres inquiétudes finiraient soit par se révéler sans fondement, soit par pouvoir être réglées sans problèmes. Après tout, il avait de nombreuses ressources à sa disposition et un nombre non négligeable de contacts, aussi n'était-il pas idiot de penser que, si on admettait que son fils ait des problèmes quelconque l'empêchant de donner des nouvelles, il soit en mesure de l'aider, fut-ce à distance. Mais pour cela, il fallait d'abord retrouver sa trace, et savoir où il se trouvait et pourquoi au juste il avait cessé de donner des nouvelles, évidemment...
Ce fut donc avec une certaine impatience qu'il avait vu arriver des nouvelles des hommes qu'il avait envoyé sur la trace de son fils... pour encaisser avec difficulté les nouvelles qui lui furent apportées. Il avait redouté le pire – même si en soit, un certaine cynisme sur le monde lui avait fait dire que sa mort aurait sans aucun doute été connue beaucoup plus vite, ce qui paradoxalement était un point positif – et espérer le meilleur, mais malgré tout, bien qu'il se pense prêt à encaisser le choc, il eut du mal à le faire en découvrant le médaillon ensanglanté de son fils et surtout le rapport qui l'accompagnait. L'homme qui lui faisait son rapport se garda bien de tirer des conclusions, sachant que ce n'était pas son rôle et que, même dans des affaires de moindre importance personnelle, le Marquis n'était guère homme à apprécier que l'on tire sur la comète des faits qui n'étaient pas prouvés, mais il n'était pas difficile, fut-ce pour un œil moins affûté que celui de Phileas, de comprendre ce qu'il avait imaginé en découvrant le cheval et les effets de son fils, ainsi, bien sûr, que le sang qui les accompagnaient...
Le noble Lord fut lui-même profondément affecté par ces révélations, mais n'en laissa évidemment rien paraître, habitué à maintenir en toutes circonstances, et même dans cette relative intimité, en présence d'un homme dévoué à son service et dont il n'avait aucune raison de douter de la loyauté, une façade qu'il ne pouvait laisser se lézarder, même devant un coup aussi terrible, d'autant que cela tenait également, chez lui, du mécanisme de défense. Le Marquis à la présence toujours digne pouvait tout encaisser aux yeux du monde, et même aux siens, quand bien même en son fort intérieur Phileas, lui, se sentait tanguer profondément. Il referma sa main sur le médaillon tendu, et ne laissa passer que quelques instants avant de répondre.
« Je vous remercie pour votre travail et pour ce rapport... après tout vous n'êtes guère responsable de sa teneur. Ceci dit... je refuse de considérer mon fils perdu sans preuve directe. Retournez sur le continent et continuez les recherches... tant que vous n'aurez pas retrouvé un corps ou une tombe à identifier, votre consigne est de continuer de le chercher vivant. »
Bien sûr, le sang était inquiétant, très inquiétant, mais on survivait parfois à une hémorragie sévère, et il se pouvait aussi que ce ne fut pas le sien. Qu'il ait été agressé et ait blessé ceux qui l'attaquaient en devant laisser derrière lui sa monture, et qui sait en se faisant arracher son médaillon... qu'il ait été enlevé, qu'il soit blessé, qu'importe ! Phileas refuserait de baisser les bras tant qu'il n'aurait pas de preuve de la mort d'Alister ! Il prit encore le temps de régler quelques détails avec son envoyé, sur les questions des moyens à déployer et de la discrétion à conserver, puis celui-ci s'éclipsa pour le laisser seul. Mais alors qu'il pensait enfin pouvoir baisser la garde et encaisser plus concrètement le choc, une voix dans son dos le fit brusquement se retourner sous la surprise, d'autant plus accentuée quand il vit confirmé ce que la voix lui avait déjà dit, à savoir qu'il s'agissait de son aînée.
« Que... Elea ?! »
Phileas resta quelques instants figés de surprise, ne s'attendant pas un instant à voir sa fille surgir de l'entrée des domestiques. Tout entier tendu par l'attente des nouvelles, puis absorbé par le choc de celles-ci, il n'avait pas noté les fleurs fraîches, et même dans ce cas il n'aurait pas imaginé qu'elle se soit cachée là après les avoir déposée... surpris, il relâcha la poing, laissant le médaillon s'échapper et pendre doucement, faisant naître une nouvelle réaction de son aînée, alors que le Marquis, de son côté, peinait toujours à intégrer sa présence et surtout le fait qu'elle avait entendu comme lui le rapport remis par son envoyé.
« Je... comment est-ce que tu es arrivée là ? Tu n'aurais pas dû... tu n'aurais pas dû entendre ça... ni voir ça. »
Il eut un soupir en baissant le regard sur le médaillon ensanglanté, se souvenant bien entendu que c'était elle qui l'avait offert à son frère avant le départ de celui-ci... Cela lui arrivait bien rarement mais pour une fois le noble Lord se trouvait déstabilisé, n'ayant certainement pas prévu que sa fille ait un accès aussi cru et direct à cela, ni dans de telles circonstances. Il n'était pas habitué ni à faire face aux larmes des femmes de sa famille directement, encore moins de ses filles, et n'avait eut le temps ni d'encaisser lui-même les nouvelles, ni de réfléchir à comment agir ensuite. Néanmoins, il n'était pas homme à fuir ses problèmes, ni père à dédaigner la détresse de ses enfants, même si sur ce dernier point il n'était peut être pas le plus compétent. Prenant une inspiration pour se recentrer, il reprit donc, sur un ton plus posé.
« Elea... comme je l'ai dis j'aurais préféré que tu n'apprennes pas les choses de manière si... brutes, et nous aurons à reparler de cette idée d'espionner mes réunions... ceci dit, même si ces nouvelles sont inquiétantes, nous n'avons non plus aucune preuve du décès d'Alister alors... tant que les choses sont ainsi, nous n'avons pas à perdre espoir, d'accord ? »
Phileas faisait de son mieux pour être rassurant, en dépit des doutes qui le tiraillait évidemment... mais c'était la ligne qu'il avait tenu dans ses actions, et il tentait de partager cette conviction à sa fille. Sans doute qu'une personne plus tactile et plus habituée à ce genre de choses se serait avancé pour prendre la jeune femme dans ses bras et la rassurer, mais ce n'était profondément pas dans la nature du Marquis de faire cela, ce qui faisait qu'il restait là, quelque peu rigide, sans savoir vraiment comment faire face à la situation, bien loin de celles, pourtant nombreuses, qu'il était habitué à gérer sans problèmes.
« Si quelqu'un avait prit le temps de l'enterrer, il aurait sans aucun doute récupéré ses affaires... et sans doute enterré le médaillon avec lui. Alors... tant que nous n'en saurons pas plus, ne tire pas de conclusions funestes. Je te promet que je ferai tout pour retrouver Alister saint et sauf, peu importe ce qui a pu lui arriver. »