«
Et voilà, mon frère ! », claque la voix joviale de Veronica. Les poils du balai souple balaient les derniers cheveux de ses épaules, près de ses joues, lui arrachent un rire lorsqu'ils effleurent le point sensible juste derrière son oreille. Dans le miroir au cadre ouvragé qu'elle lui tend, Evan peut admirer le travail de coupe qui a ramené l'état de sa chevelure à une longueur décente. Les mèches courtes sont encore humides et reflètent la lumière froide de l'hiver, à travers les fenêtres. «
Tu es la seule qui sache convenablement s'occuper de mes cheveux, ma sœur », complimente-t-il, avant de reposer le miroir.
S'il s'occupe lui-même de se tailler la barbe, il tient aux attentions de sa sœur aînée pour ce qui est de sa tignasse brune au lieu de donner affaires à un barbier. Un caprice d'enfant qu'il utilise en prétexte pour visiter Veronica et la marmaille qui court dans ses jupes.
Les affaires légères ont occupé cette séance intime. Celles sérieuses, elles, prennent place lorsqu'ils sont de retour au petit salon de la demeure où réside Veronica, devant un service à thé fumant. Sur une assiette, quelques biscuits faits spécialement pour le petit frère à la dent sucrée. «
Comment se porte notre père ? Mal, je le crains. » Le soupir résigné n'est pas retenu. Lord Fairfax a la vue qui décline plus vite encore que toute sa santé. Son intellect est toujours vif et gare au malheureux qui irait le sous-estimer !, mais disons que le soutien de son fils est nécessaire. Cela de sa lady tout autant. Lady Fairfax elle-même vieillit et il sent bien que la solitude du comté pèse sur son coeur. Il y a déjà plusieurs années que Veronica est partie, et trois depuis que Gabrielle a épousé son mari. Il ne reste que lui et Evan a le sentiment insidieux qu'il ne suffit pas.
Ils ne sont que trois, alors qu'ils auraient pu être jusqu'à sept enfants ― est-ce la raison de leur proximité ? de leur amour fraternel respectif ? Sans doute, alors que la mort a rôdé trop près d'eux et de leur mère à trop de reprises, lors de ces grossesses et fausses couches douloureuses. Lady Fairfax a couvé ses enfants d'attentions et plus encore que des ambitions de bons partis pour ses filles, elle en a eu d'hommes attentifs qui sauraient prendre soin d'elles deux.
La raison de sa présence est toute reliée, justement, à la santé de leur père. Sa correspondance est nourrie, mais rien ne vaut les échanges en face à face, et Evan est désormais le visage de la maison Fairfax, du comté de Cassilis. Une responsabilité qu'il prend à cœur d'honorer, même si cela implique de quitter l'Écosse aimée pour rejoindre les rues achalandées de Londres. Juste à temps pour la saison, d'ailleurs ― la Saison, même, avec emphase. La mention de la Saison agite Veronica et ramène entre eux le sujet damné de la vie sentimentale du cadet, seul enfant Fairfax à ne pas avoir trouvé chaussure à son pied. Même si, et les deux sœurs s'entendent à ce sujet, apparemment que certains chaussures auraient aimé être chaussées (Evan a été horrifié de cette analogie, dont les pestes ont abondamment gloussé en secret).
«
Aies la grâce de divertir la mère que je suis, dont la première saison semble très lointaine. Je crains de te décevoir, Veronica, prévient Evan avec un demi-sourire, les fossettes tout juste creusées dans ses joues.
La compagnie des livres et de mes oiseaux chanteurs est encore la seule dont je peux me réclamer. Oh, Evan, la sœur de soupçonner, les yeux à peine plissés,
oserais-tu sciemment me dissimuler quelque chose ? Si tu me crois capable de te mentir, tu me flattes, réplique-t-il du tac au tac.
Si je devais courtiser une demoiselle, n'aies crainte que madame notre mère aurait fait porter un coursier urgent jusqu'à ta demeure afin de t'en avertir. »
La vérité, et sa sœur a raison de croire qu'il pourrait lui dissimuler quelque chose, est qu'aucune
demoiselle n'a capté son œil. Mot très important à retenir et dont la précision lui permet de jouer de ce blanc mensonge (et oublions le rose léger qui moire ses joues et trahit quelconque secret).
La brune soupire, se lamente à peine, peinée du divertissement qui manque à sa vie. «
Tu as le cœur trop tendre, Evan, dit Veronica avec affection, connaissant que trop les inclinaisons terriblement romantiques de son petit frère.
Tu en parles comme d'une malédiction, ronchonne-t-il, la moue boudeuse au-dessus de sa tasse de thé. Ses oreilles bien dégagées sont chaudes et ont acquis une rougeur qui trahit son embêtement. L'aînée a un reniflement narquois, de ceux inacceptables en bonne société.
Cesse tes exagérations, gourmande-t-elle, comme elle le ferait avec un bambin plaignard.
J'y vois seulement un obstacle supplémentaire à tes ambitions. »
Est-il si fou de rêver ? D'espérer ? Leurs parents s'aiment et se sont aimés, et alors que les années prennent leur dû, Evan est témoin de l'affection profonde et réelle qu'ils se portent l'un à l'autre.
C'est madame leur mère qui lit à voix haute la correspondance destinée à monsieur leur père, et l'intimité de ces moments de pleine confiance a touché le fils.
Est-il fou de vouloir au moins cela ?
Veronica soupire une nouvelle fois, les yeux levés vers le ciel. Lorsqu'elle reprend la parole, sa voix est douce, mais néanmoins ferme : «
Tu as le cœur tendre, mais bon, et je détesterais que tu restes seul longtemps encore, sans personne avec qui le partager. Sans enfants à aimer autant que tu chéris les nôtres, à Gabrielle et moi. » Evan inspire par le nez et laisse sa réponse en suspens quelques secondes. «
Je suppose, à croire qu'on lui a proposé de lui arracher une dent,
que tu es la plus raisonnable de nous deux. »
Et les deux adelphes de rire aux éclats. Veronica cachée derrière son éventail, Evan derrière sa main, dans cet instant si semblables.
La journée, la soirée, puis la nuit passent à une vitesse folle, et il est déjà temps pour lui de reprendre la route dès le lendemain. Londres n'est pas la porte à côté et il a encore un arrêt sur le chemin, c'est-à-dire, chez Gabrielle. Il détesterait la faire attendre. Les petits sont embrassés, monsieur l'époux de sa sœur salué, et Veronica est la dernière à lui faire ses adieux. «
Transmets mon amour à notre petite sœur. Je n'y manquerai pas. »
◊◊◊
1780 : Mariage de Lord et Lady Fairfax, comte et comtesse de Cassilis, respectivement âgés de 30 et 22 ans. Les premières années de mariage sont heureuses, bien que les enfants tardent à venir bénir leur union.
1782 : Première fausse couche. Le drame rassure pourtant sur la capacité reproductive des deux époux.
1785 : Naissance de Veronica. Première enfant, première fille. La grossesse est suivie de près, mais se déroule sans anicroches. Veronica devient une enfant dégourdie, volontaire, aux manières précoces de petite lady.
1787 : Seconde fausse couche.
1789 : Troisième fausse couche, à un stade avancé de la grossesse. Lady Fairfax est endeuillée près d'un an de ce quasi enfant, qui aurait aussi été une fille.
6 mai 1791 : Naissance d'Evan. Deuxième enfant vivant, premier fils. Les relevailles sont difficiles pour Lady Fairfax. Evan grandit en garçonnet calme et timide, mais d'une grande curiosité et vif d'esprit.
1794 : Fausse couche, malgré un long temps de repos.
1796 : Naissance de Gabrielle. Troisième enfant, seconde fille, dernière de la fratrie. Le docteur prévient qu'une prochaine grossesse pourrait être fatale pour Lady Fairfax, au corps aussi éprouvé que l'esprit par ces pertes successives. Gabrielle évolue en fille réfléchie et studieuse, dont la discrétion cache un tempérament rieur.
1805 : Mariage de Veronica. Suivront les naissance de ses trois enfants.
1816 : Mariage de Gabrielle. Un enfant naît en 1817.
1818 : Décès de la Reine.