Devenir Duc de Norfolk, Comte Maréchal d’Angleterre, c’était un véritable changement dans la vie d’Heathcliff. Il y avait été parfaitement préparé, bien entendu, et ne craignait pas la tâche. La crainte est une émotion ; les émotions sont des parasites à ses yeux. Il faisait ce qu’il avait à faire et pour le reste, il profitait de ces moments de calme dans le tumulte de son existence, pour s’adonner à quelques études qui lui enrichissait les sens et l’esprit. Surtout l’esprit. Mais rien ne l’avait réellement préparé à devoir enterrer son père un jour et la reine quelques semaines plus tard. C’était ce qu’on appelle communément démarrer en grandes pompes. Il n’avait guère failli à la tâche, aussi lourde et imposante soit-elle. Il devait même admettre qu’il avait apprécié de travailler de concert avec l’archevêque de Canterburry et le prince régent. Cela laissait présager de bonnes choses pour l’avenir. Quant aux autres parasites qui auraient voulu lui dicter sa conduite ou lui expliquer son devoir, il les avait brillamment éconduits.
Ainsi, il avait eu la chance de part son retour, de pouvoir investir les lieux de villégiatures à la capitale de sa famille. Lieux qu’il évitait sciemment en saison lorsque son père était en vie, préférant séjourner dans la maison plus modeste de son oncle ; préférant la bonne compagnie, au faste. Et il y eut du travail pour le nouveau duc. Revoir le personnel, allouer certains à son oncle et sa cousine, faire changer la décoration de certaine pièce qu’il ne pouvait plus souffrir, prévoir l’arrivée de certains chevaux… Bref, entre ses obligations ducales et son installation, ici et à Arundel Castle, il avait eu de quoi s’occuper l’esprit.
Dès lors, lorsqu’il fut possible pour lui de reprendre contact avec son très cher ami, Théodore, il le fit. Ayant par ailleurs appris que pour lui aussi, le monde avait changé ; il était désormais baron. Ainsi donc, voici une chose qu’ils firent ensemble, bien que séparé par le temps et l’espace. Ironique, mais une ironie agréable néanmoins. Howard avait hâte. Une hâte contenue évidemment, de part son tempérament de glace, mais à mesure que le temps passait, il se laissait gagné par la joie de revoir son plus vieil ami en ce bas monde.
Pall Mall. S’il est un endroit de bien pour les hommes de qualité, c’est bien dans l’un de ses plus prestigieux clubs. C’était donc là, le lieu de rendez-vous, où Norfolk prit place ce jour-là, dans un des épais fauteuils en cuir capitonné, un journal à la main et un verre de pur malt sur la petite table ronde à côté de lui. Toujours un peu en avance, car ne supportant pas le manque de ponctualité. Pour autant, Heathcliff savait parfaitement, que Théodore serait ponctuel.
Au son de la voix du nouveau baron, le duc baissa son journal, un rictus amusé se dessinant sur ses lèvres. Le mieux qu’il puisse offrir, lui qui ne riait jamais franchement, pas plus qu’il ne souriait. Mais cela n’étonnerait pas ce bon Théodore. «
Lord Willoughby de Broke. » Lance-t-il à son tour, levant les yeux avec amusement face à cette révérence magistralement exagérée. «
Je trouverais toujours un peu de mon précieux temps pour mes véritables ami, monsieur le baron. » Repliant soigneusement son journal, il le pose sur la table, avant de croiser ses longues jambes. «
Whisky ? » Propose-t-il alors à son camarade, avant de répondre à sa question. «
Assez bien, je dois dire, en dépit des circonstances. Et vous-même, my lord ? » Prenant une gorgée de son propre verre, après avoir fait signe qu’on serve son ami, il continue. «
Mes plus sincères condoléances, mon cher Théodore, pour le trépas de votre père. Mais je gage que mes félicitations à votre héritage seront plus appropriées… » Une chose que les deux hommes partageaient, que ce désamour d’un père.