Promesse
Le dos droit et sa main crispée sur l'épaule de son jeune fils à ses côtés, le Marquis de Stafford se faisait violence afin de rester stoïque face aux échos des cris de son épouses qui raisonnaient dans Trentham House. Il réprimait sa culpabilité de l'avoir faite voyager si proche de son terme. Mais son enfant devait venir au monde dans l'illustre demeure familiale. Il y tenait. Et il priait de tout son être pour que cette fois, il soit viable. Dix années séparaient la naissance de Alister de celle de ce bébé et bien qu'impassible d'apparence, le Marquis n'en menait pas large et priait toutes les forces de la terre pour que cette fois la délivrance de son épouse se passe bien.
Lorsque les plaintes cessèrent, il se tendit d'avantage et suspendit son souffle, dans l'attente. Les secondes lui parurent des siècles jusqu'à ce qu'enfin, les cris du nouveau né ne se fasse entendre. Alister leva des yeux excités vers son père qui enfin s'autorisa à respirer. Il encouragea son fils à entrer, le suivant de près.
- C'est une petite fille, mon ami. Elea, Charlotte, Sophia, annonça lady Leveson-Gower qui accueillait déjà Alister près d'elle.
Le jeune garçon se tendait de tout son être depuis le lit afin d'apercevoir sa petite sœur que l'on venait de confier aux bras de son père. Le marquis malgré son apparente rigidité, posa sur sa fille un regard aussi ému que aimant. Il lui esquissa un sourire et lui offrit son doigt qu'elle saisit des siens avec une force inattendue malgré sa naissance prématurée. Cela lui fit sauter le cœur.
- Papa montrez la moi ! Lord Stafford s'installa sur le lit auprès de son épouse et tendit l'enfant vers son frère dont le visage s'illumina instantanément.
- Je la protègerai et veillerai sur elle toujours, toujours ! annonça le garçonnet.
- Toujours... répéta son père sans quitter Elea des yeux.
Le Marquis avait tant attendu cette seconde naissance et était si incertain quant au fait que d'autres seraient menées à terme qu'il prit à cœur d'élever Elea sous sa tutelle avec Alister. Il était son héritier, elle serait son moyen de croitre encore et toujours le moment venu. Rien ne serait négligé. Rien ne compromettrait l'ascension de son nom.
En bon stratège qu'il était, Lord Grainville ne savait que trop combien une fille pouvait être utile pour l'avenir aussi prit-il à cœur de prendre les décisions quant à son éducation. Il voyait bien plus loin que certains aristocrates s'alarmant de ne pas engendrer que des mâles. Lui, avait le choix du roi comme on disait et il avait entendu en tirer avantage.
Trois ans plus tard pourtant contre toute attente, une seconde petite fille vit le jour, elle-même suivie deux ans après par un second fils. Rassuré quant à son lignage assuré, Lord Stafford laissa sa femme prendre soin de l'éducation de leurs deux derniers, qui fut bien plus souple.
Enfance
La voiture s'arrêta. Le marchepied fut déplié et déjà, la silhouette enjouée de lady Stafford s'avançait, les bras grands ouverts et la mine radieuse :
- Venez m'embrasser ! Ooooh mes chers petits ! Mon Elea regarde comme tu es devenue grande !Elea adorait séjourner chez lady Sophia Stafford ! Son mode de vie était très différent de celui qu'elle avait à Trentham Hall ou Stafford House. Tout était beaucoup plus libre chez elle. Plus spontané. A ses côtés, elle apprit à se découvrir après que sa mère ait pris la décision de lui faire passer ses étés auprès de sa grand-mère afin de lui offrir un répit bienvenu dans l'éducation très stricte voulue par son époux. Car dès son plus jeune âge Elea avait du être, aux regrets à moitié tus de sa mère, cette petite fille déjà adulte, timorée et constamment dans la retenue.
Sa grand-mère avait été une bouffée d'air frais. Les séjours chez elle avaient appris à Elea à être une enfant de son âge et non pas la petite femme qu'elle avait déjà l'air d'être à 5 ans à peine.
Le premier été avait été le plus déstabilisant. Elea avait été déroutée de voir Alister courir, sauter et rire à gorge déployée sans qu'on ne le reprenne. Elle l'avait vu tester les échos du grand hall d'entrée et s'y était essayée elle-même d'abord timidement, encouragée par le sourire tendre de sa maman. Tout cela était si nouveau pour elle ! A Trentham Hall on ne lui autorisait pas de pareilles libertés ! Elle ne manquait de rien bien sûr. Elle avait des jouets à ne savoir qu'en faire et tous les domestiques qu'elle souhaitait pour l'occuper, mais tout devait toujours être fait "telle une lady" comme le disait son père. Avec contenance dans l'expression de ses émotions. Sa mère comme son frère dans l'intimité l'encourageaient malgré tout souvent à plus de laisser aller, la poussaient à avoir l'âge qu'elle avait, mais ce furent ces séjours hors des murs de la résidence familiale qui lui apprirent à lâcher prise et être véritablement une petite fille. Ils lui permirent de respirer enfin, elle qui était toujours si droite et réservée.
Et de se découvrir curieuse, rieuse et enjouée.
Larmes
Tout l'argent et toute l'influence du monde ne suffisaient pas à faire battre un cœur lorsque le temps était venu pour lui de se taire. Le décès de Francis, dernier né de la fratrie alors à peine âgé de 14 ans fut une véritable onde de choc pour la famille. Ce fut peut-être la seule fois où Elea vit son père toujours si maître de ses sentiments verser une larme. Elle ne doutait pas qu'il avait pleuré son fils dans le secret de ses appartements bien sûr. Mais qu'il traduise une émotion aussi concrète en public était si inhabituel que cette vision l'avait marqué profondément, tout comme l'écho de sa douleur que son empathie lui avait faite ressentir en pleine poitrine.
Elle ne se souvenait pas avoir autant pleuré que ce jour où son petit frère avait rendu son dernier souffle. Elle n'oublierait jamais la sensation de la prise de sa main se desserrant de la sienne... La blessure était encore vive et il ne se passait pas un jour sans qu'elle ne pense à lui.
Sa perte repoussa son entrée dans le monde d'une année. Une année durant laquelle Elea s'évertua de son mieux à essayer de redonner goût à la vie à sa mère qui depuis le décès de son fils, s'était murée dans le silence et l'obscurité de ses appartements, plongée dans une profonde mélancolie.
Débuts
Malgré le poids du chagrin que cette année écoulée avait à peine étanché, la Comtesse présenta sa fille aînée pour son entrée dans le monde. Elea s'en sortit plutôt bien et fit une belle Saison, bien que aucune promesse de mariage ne fut conclue, son père jugeant les propositions reçues indignes de sa fille ou inintéressantes pour ses propres ambitions. Il n'a pas hésité à éconduire un prétendant que Elea aurait aimé connaître d'avantage et les interventions d'Alister en faveur de sa sœur n'y ont rien changé.
La nouvelle saison approchante ne serait pas plus aisée pour Elea. Comme si l'histoire se répétait, à nouveau un frère manquait à ses côtés. Voilà plusieurs mois que Alister était parti en voyage à travers différents pays et si au début de son périple elle recevait régulièrement son courrier, depuis quelques temps l'échange épistolaire avait cessé.
Ironiquement, après avoir voyagé en Grèce, Egypte, Jordanie et autres pays très exotiques, c'est tout près d'elle qu'il semblait avoir disparu. En effet la dernière fois qu'Alister lui avait écrit, il se trouvait au royaume de Belgique et se disait impatient de découvrir ses contrées. Un dernier pays avant de la retrouver et de l'accompagner pour sa Saison...
Mais le bal de la Reine aurait lieu d'ici quelques jours et il était toujours introuvable. Elea était rongée par l'inquiétude et ne pouvait s'empêcher d'imaginer le pire, bien qu'elle se refusait à y croire. Elle le sentirait n'est-ce pas ? si il lui était arrivé quelque chose de grave...
Sa mère en revanche, n'eut pas la même force d'espérer. Déjà fragile, la disparition de son aîné acheva de la mettre à terre. La Comtesse sombra dans état second dont personne ne semblait capable de la tirer. Elle devint comme sourde et aveugle au monde qui l'entourait. Personne d'autre que son époux qui parfois lors de bons jours parvenait à l'atteindre, quel que fut l'endroit où son esprit tourmenté l'emportait...
Lady
Un esprit tourmenté qu'Elea partageait en secret et qu'elle portait seule. Dans l'intimité de ses nuits il lui arrivait souvent de se réveiller en sursaut, persuadée de sentir ces mains indécentes sur elle quand souvent ce n'était que le drap qui l'effleurait. Son corps tremblait, comme si il rejetait ce contact indésiré glaçant qui s'était insinué sous sa peau et dont le souvenir constant la faisait mourir.
Chaque fois que ses cauchemars la prenaient en otage, Elea allumait toutes les chandelles autour de son lit afin de chasser les ombres. Après quoi, elle se levait enveloppée de ses bras frêles, maigre protection contre ses démons puis tirait sur le cordon reliant ses appartements aux quartiers des domestiques. Sa femme de chambre qui n'était plus surprise de la nouvelle lubie de sa maîtresse de vouloir prendre des bains parfois au beau milieu de la nuit, lui en faisait préparer un dans les plus brefs délais puis repartait se coucher.
Elea entrait alors dans l'eau qu'elle voulait brûlante pour chasser le froid douloureux de son derme. Parfois elle restait assise un moment sans bouger. Parfois elle prenait immédiatement l'éponge et pour la centième fois au moins, se lavait en frottant à s'en rougir la peau...
Elle n'avait distingué que vaguement son visage dans la pénombre. L'avait-elle occulté ? Peut-être. Son subconscient semblait avoir enregistré bien plus de choses que son conscient qui cherchait probablement à la protéger de ces souvenirs quand ses rêves la ravageaient de leur mémoire... Les seuls qu'elle gardait de cette entrevue indésirée était la sensation d'entrave, de peur, de son être qui se brisait à chaque geste déplacé et aussi du parfum sur sur le lin...
Elea sentit les perles salines lui monter aux yeux mais avant qu'elle ne dévalent ses joues, elle s'immergea dans l'eau pour les faire disparaitre. Qu'elle eut aimé qu'il fut aussi aisé d'effacer le reste qu'il l'était de noyer des larmes.
Elle devrait bien les ravaler. Car si quiconque découvrait qu'elle n'était plus parfaitement innocente, tout serait fini pour elle. Pire, elle décevrait son père... C'était là une chose qu'elle se refusait à voir dans ses yeux.
Elle se ferait violence pour lui qui attendait tant d'elle. Elle allait faire de son mieux pour appliquer tout ce qu'il lui avait toujours inculqué. Qu'importe combien elle portait sur ses épaules ; l'état de sa mère, le chagrin encore retentissant de la perte de Francis, le silence d'Alister, la craquelure de son innocence... Elle s'emplirait de courage et garderait la tête haute.
Elle s'évertuerait à être une véritable Lady.
SAISON 1819
Qu'y avait-il de plus libre et pourtant de plus dépendant, qu'une feuille offerte au vent ? Détachée de son arbre elle pouvait voler, tournoyer, virevolter à son gré et pourtant, elle n'était que l'esclave des zéphyrs capricieux lui dictant sa course comme sa danse.
Souvent, c'était la comparaison qui traversait l'esprit d'Elea lorsqu'elle les observait dans leur chute. Elle était telle ces feuilles... Libre d'apparence et pourtant si dirigée... Si dictée... Elle était la fille du Marquis de Stafford et de la Comtesse
suo jure Sutherland. Un homme politique, un diplomate, un propriétaire terrien, un mécène des arts, mais aussi l'homme le plus riche d'Angleterre. Son ascension sociale avait été constante tout comme ses prédécesseur avant lui. Il était à présent une des personnalités les plus présentes de la Cour ce qui faisait que le sang qui coulait dans les veines d'Elea lui apportait bien des privilèges. Des privilèges que bon nombre des jeunes filles lui enviaient sans doute, rêvant à la perfection de la vie de luxe et d'opulence qu'elle devait mener. Des rêves qui étaient réalité. Elea n'avait jamais manqué de rien et toujours eu le meilleur de ce qui pouvait se faire. Son père y veillait. Il y veillait tellement, qu'il régentait chaque instant de sa vie d'aussi longtemps qu'elle était capable de faire remonter sa mémoire. Si il pensait certainement faire au mieux pour elle et la rendre digne du nom et du rang qu'étaient les leurs, il brimait atrocement la jeune femme qui étouffait sous ses exigences perpétuelles... Elle aimait son père profondément et lui aussi, elle n'en doutait pas un seul instant, mais jamais il ne la laissait libre de quoique ce soit, au point qu'Elea n'était plus qu'une eau qui dormait sous un linceul de tristesse. Car sans être malheureuse, après tout elle avait toujours vécu ainsi, régentée par le Marquis, elle n'était pas heureuse non plus. Elle s'étiolait telle une fleur offerte à un ciel sans soleil.
Perchée sur sa monture, elle la laissait avancer noblement au rythme de celle du Marquis à travers Hyde Park, aussi droite et altière qu'on lui avait appris à l'être. Sa cadette, n'ayant pas encore été présentée et ayant une peur bleue des chevaux était restée à demeure. De son sourire poli le plus sincère, Elea saluait à son tour chaque passant qui en les croisant avait une attention pour eux. Si elle ne s'abusait, toute la bonne société semblait s'être donnée rendez-vous dans l'espace vert aujourd'hui, probablement séduite par la douceur de cette journée ensoleillée à l'aube de la nouvelle Saison qui s'apprêtait à commencer. Si quelques personnes demeuraient encore ignorantes de l'arrivée de sa famille à Londres, ce serait chose faite d'ici ce soir !
Elea répondit à une nouvelle politesse, avant de tourner son visage vers son père qui semblait enfin les guider vers une des sorties du parc. Le chemin était vaste et en ligne droite, lui collant l'envie au ventre de lancer sa monture au galop ! Elle le voulait tellement ! Mais jamais le Marquis ne l'aurait toléré... Ce n'était pas digne et surtout cela aurait desservit ses dessins de la journée. Voilà plusieurs heures qu'ils chevauchaient et bien qu'elle appréciait l'activité grandement, elle savait pertinemment que tout cela n'avait rien d'innocent.
Elle avait horreur de cette espèce de mascarade... Elle n'était pas naïve - contrairement à ce que beaucoup pensaient - et n'était pas dupe des intentions du Marquis de Stafford, Vicomte de Trentham et Comte Gower. Si son père avait décidé d'une promenade à travers la Capitale aujourd'hui, ce n'était pas parce qu'il avait soudain eu une irrépressible envie de balade à cheval en sa compagnie. Non, il voulait qu'on les voit ! Que Londres sache qu'ils étaient là et qu'ils feraient partie de cette Saison cette année encore.
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Assise face à sa coiffeuse dans une coulée de soie et de mousseline faite de nuancés de bleus, Eléa contemplait son reflet dans son miroir sans vraiment le voir. Les mains s'activaient autour d'elle comme lors de chaque évènement, s'assurant qu'elle serait la plus à son avantage possible lorsqu'elle paraîtrait face aux convives. Sa camériste arrangeait les plis de sa robe pendant que la coiffeuse fixait les dernières épingles de diamants dans ses cheveux et que sa femme de chambre achevait d'illuminer son teint d'une flamme de rose sur ses joues.
Elle avait l'impression d'être une de ses poupées avec laquelle elle s'amusait enfant... A la parer, l'arranger et la changer jusqu'à ce que l'image lui plaise. Ou plutôt, soit digne de plaire à son père qui déjà petite, ne lui pardonnait pas la moindre faute de goût. Encore pleine de l'amour inconditionnel de l'enfance, Elea avait fait de cette pression perpétuelle un jeu avec ses jouets, jusqu'à ce que cet amusement ne finisse par devenir son propre quotidien.
Quelle ironie...
Une fois prête, les domestiques se retirèrent, la laissant seule. Elle avait encore un peu de temps avant de devoir descendre et laissa ses pensées vagabonder alors que sa petite chienne lui réclamait quelques caresses.
Elle eu une pensée pour sa mère, toujours enfermée dans le noir et murée dans son silence depuis la mort de Francis. Elle ne serait pas là ce soir... Et pourtant comme elle aurait eu besoin d'elle. Fort heureusement, sa grand-mère serait présente. Elle avait fait le déplacement exprès pour escorter Luci dans ses débuts.
Elea ne doutait pas que sa cadette serait superbe ce soir. Elle était un véritable ravissement pour les yeux. Elle brillerait, à n'en pas douter, cette enfant qui élevée majoritairement sous la tutelle de leur mère était si différente d'elle.
Un soupire échappa à la jeune femme alors qu'elle attrapait la cassolette offerte par son frère aîné qu'elle portait à son cou et ne retirait jamais :
- J'aimerais que tu sois là Alister...Et il le serait d'une certaine façon. Juste là, tout près de son cœur. Accompagnant ses pas malgré son absence. Mais sa main rassurante lui manquerait. Tout de lui lui manquait...
- Et bien qu'est-ce donc que cette mine sans sourire !Cette voix et ce ton enjoué sans pareil ! Grand-mère Stafford se s'avançait vers elle, radieuse dans sa robe vaporeuse d'un gris perle irisé.
Elea s'illumina instantanément alors qu'elle savourait l'étreinte de cette femme si chère à son cœur qui la détailla d'un œil tendre et faussement critique.
- Mon portrait craché quand j'étais jeune ! Ce qui revient à dire que tu es sublime. Allons y ! Ton ronchon de père et ta sœur nous attendent. Allons voir ce qu'il y a au buffet des prétendants cette Saison ! Dis-moi ma chérie, tu les préfères blonds ou bruns ? Moi personnellement je... Elea fut incapable de retenir le rictus amusé face à sa grand-mère qui se lançait dans l'énumération de ses propres critères de sélections d'un époux alors qu'elles descendaient toutes deux les marches de Stafford House pour rejoindre le carrosse qui les mèneraient au bal de la Reine...