De bon matin - Emil d'Aetheling

Assis à son bureau, Emil tentait de faire passer son mal de tête à grand peine. La soirée d’hier avait été un véritable fiasco, sur bien des domaines. Certes, la présentation à la reine de Victoria avait été une franche réussite. De son point de vue, en tout cas. Peut-être sa jeune sœur n’était-elle pas entièrement satisfaite, qu’en savait-il ? Ils n’avaient pas encore discuté de tout cela. Et pour cause, Norfolk n’avait pas passé la nuit en ces lieux, ni même raccompagné la jeune lady au domicile, confiant cela à ses gens, pendant qu’il se mettait la tête à l’envers avec Mountbatten. Quelle brillante idée… S’en était au point, qu’il n’avait que peu de souvenirs de ce qu’ils avaient encore bien pu faire comme conneries tous les deux. Et mieux valait sans doute, qu’aucun d’eux n’en ai le moindre souvenir. Après tout, s’ils ne s’en souviennent pas, c’est que cela n’est pas arrivé. Penché sur son livre de comptes, il s’emploie à ne pas trop réfléchir et pour cela, les chiffres lui ont toujours été salvateur. Le thé que Francis lui a fait servir l’aide quelques peu à revenir parmi les sains d’esprit.

L’heure est encore matinale et cela laisse un peu de temps à Emil pour se faire à l’idée que des potentiels prétendants viendraient frapper à sa porte, afin de rencontrer sa sœur. Il essuierait de ce fait, une fois de plus, la mauvaise humeur de Phillip. Pourvu que ce dernier se trouve une occupation digne de ce nom pendant ce temps ou pourquoi pas, qu’il joue lui-même les prétendants. Il ne serait absolument pas contre l’idée de préparer le mariage de son cousin à la place de celui de sa sœur. Même s’il devait faire les deux, cela lui siérait tout autant. Pourvu que cela le débarrasse de l’humeur maussade du jeune homme. Lorsqu’enfin la douleur sous son crâne arrêta de frapper de son marteau, il fit appeler son majordome, afin de s’enquérir de sa sœur, afin de la rejoindre. Donc, Victoria était au salon. C’est donc là, qu’il irait. Clôturant sa page, il referma l’énorme volume et quitta son bureau. Il fit demander des rafraichissements, car tout ce thé chaud lui avait donner soif. À peine eût-il mis un pied dans le salon, qu’il fût attaqué par la tornade de question de sa sœur, regrettant finalement de ne pas avoir attendu une heure de plus, pour être sûr d’avoir les idées claires. Même si, de voir le visage ravissant de sa cadette lui tira le plus beau et sincère des sourires.  « Bonjour, Victoria. » dit-il avant de poser un baiser affectueux sur la tempe de la plus jeune, une fois les domestiques sortis de la pièce.

Puis, il prit le temps de s’asseoir dans le fauteuil un peu plus loin. Celui qui fût celui de leur père et de leur grand-père avant lui et qui désormais était le sien. Il observa la jeune lady, appréciant ses manières et sa candeur naturelle, mais décelant rapidement le fait qu’elle contenait sa joie. Oui, l’idée que la belle s’envole promptement bien loin de ce qu’il restait de leur cocon familial lui faisait grande peine, mais ainsi étaient les choses. Il ne pouvait éternellement la garder avec lui, après tout. Mais les d’Aetheling avait tant perdu, en si peu de temps, que tout ceci revêtait l’amer manteau de la cruauté. « La soirée et la nuit ont été plus courtes, que je ne l’augurais. Et toi, as-tu bien dormi et profité de ton premier bal ? » Répondit-il se gardant bien de mentionner le fait qu’il s’était éveillé dans la maison du Marquis de BudeHaven. « Je le pense, tu as fait forte impression, par rapport à d’autres jeunes filles. Sans omettre, que tu es la sœur d’un Duc… Avantage non négligeable. Tout homme souhaitant s’élevé un peu dans notre société te convoiterait. Ce pourquoi, je t’enjoins de nouveau à la prudence, ma sœur. Ne te laisse pas berner par le premier venu, qui te promettrait monts et merveilles. » La porte s’ouvrit sur une domestique apportant les rafraichissements demandés par d’Aetheling et il la remercia, avant de la congédié, afin de rester seul avec la débutante. Emil prit son verre et le porta à ses lèvres en silence, avant de le reposer avec soin. Observant à nouveau la brunette, il ajouta : « Nos parents seraient fiers de toi, Victoria. » Il ne pouvait certainement pas en dire autant le concernant. Après tout, il venait d’avoir trente ans et n’était pas encore marié. À son âge, leur père avait déjà eu James et il s’apprêtait à le voir arriver. Diantre… « As-tu quelques espérances envers des visites spécifiques, de messieurs en particuliers ? »

Nul doute, que celui qui était devenu l’aîné à contre-cœur, aurait préféré que cette discussion n’advienne jamais. Mais puisqu’elle était désormais de son devoir – un des plus sacré qu’il soit -, il faisait de son mieux pour avoir l’air aussi décontracté, qu’ouvert à celle-ci. Les jambes croisées, les mains jointes contre son menton, ses yeux bleus à la différence singulière, fixaient sans relâche la jeune femme en face de lui. Comme tout bon avocat en son temps, il scrutait autant ses réactions physiques, que le ton de sa voix. Tous indicateurs qu’ils puissent être d’une vérité cachée ou omise. De cette déformation professionnelle, Emil ne se départirait jamais totalement, ou tout du moins pas aisément. Mais ce ne serait pas encore à l’ordre du jour, car après tout cette tendance à l’analyse profonde des êtres l’entourant pourrait, cette fois encore, lui être utile pour déceler les plus nobles, comme les plus viles intentions des jeunes gens approchant sa sœur. Qui se trouvait être – et cela était peu de le dire – son bien le plus précieux. Il allait donc sans dire, que Victoria avait amplement raison, lorsqu’il assurait qu’il ne la laisserait pas partir au bras d’un parfait abruti de la pire espèce. Quant à son jugement… Il devrait se faire violence pour rester aussi objectif, qu’impartial quant à son potentiel futur beau-frère, car à ses yeux, aucun n’était digne du joyau qu’était sa sœur.

Norfolk se gardait de tous commentaires et surtout laissa la parole pleine et entière à celle qui devait dominer la scène du duché pour cette saison. Lorsque la porte s’ouvrit sur l’une des domestiques apportant des rafraîchissements, il la remercia d’un mot. Prenant un verre de boisson fraîche, il se laissa le temps de la dégustation, pour peser ses mots, ses arguments et ses contre-arguments. Encore une déformation qui lui mènerait la vie dure, à lui, comme aux gens l’entourant, cela il ne pouvait en disconvenir. Reposant son verre sur la table la plus proche, il inspira longuement. « Il est certains qu’un abruti n’entrera même pas dans cette demeure. » Lance-t-il avec autant de fermeté, que d’ironie amusée. D’Aetheling accordait d’ailleurs beaucoup d’importance à l’esprit. Que ce soit pour un futur époux, digne de sa sœur ou même pour sa propre personne. Que lui importait une sirène écervelée et stupide ? Quel avenir aurait sa sœur avec un homme sans un minimum d’éducation et de conversation ? Peut-être plaçait il la barre trop haut, mais cela ne lui procurait guère de soucis. Même si, le devoir voulait qu’il trouve une femme promptement. Cela attendrait bien que sa cadette soit mariée, cela-dit. « Je ne considère pas que les gens de mon sexe soient tous de parfaits diables ou goujat. Il existe autant d’hommes bien, que de misérables, mais… » Commença-t-il avant de s’arrêter pour faire une petite moue dérisoire. « Je les ai nettement plus fréquentés que toi, pour savoir comment tourne ce monde. Je peux par exemple te dire, que même s’il est l’un de mes plus proches amis, je refuserai catégoriquement quelqu’un de la trempe de Mountbatten pour toi. À moins, qu’il ne change diamétralement de comportement, bien sûr. »

Parce que dans le fond, Emil savait que le vrai visage de l’homme était à des lieux de ce qu’il montrait actuellement. Mais de là, à ce qu’Adrian change… Il se passerait encore bien des lustres et il faudrait sans doute un miracle. Mais ce n’était pas le sujet. Le sujet devenait les noms évoqués par sa cadette. Un air songeur passa sur les traits du frère et, s’il ne le montra point, tiqua légèrement sur le dernier. Non pas que l’homme laissa à désirer, mais c’était plutôt le comportement de Victoria qui l’intriguait. Il décelait quelque chose, sur lequel il ne mit de mots. Ou peut-être qu’il s’interdisait d’en mettre un. Reprenant son verre, il fit tourner le liquide à l’intérieur et fixa son regard dessus, avant de parler. « Fitswilliam est un vrai gentleman, sur lui je ne redirais rien. Il est travailleur, honnête et surtout, très à cheval sur les convenances. J’admets qu’il semble avoir une petite passion coupable pour les œuvres d’art, mais il sait investir. Tilbury n’est qu’une façade, méfie-t-en. Il ne sait s’arrêter de boire, fume comme un turc et a une sale addiction aux jeux d’argents. Pour ce qui est du Marquis de Fife… » Il marqua volontairement une pause, observant les réactions de sa sœur. Finalement, il haussa les épaules. « Je ne le connais pas suffisamment pour émettre un jugement. Il lui faudra donc faire ses preuves, si d’aventure il venait à prétendre à ta main. Cependant, je ne lui interdirais pas le seuil de la maison au premier abord »

Néanmoins, le duc se renseignerait davantage sur le jeune Marquis, car il semblait avoir une place particulière dans l’esprit de sa sœur. Une chose à mettre au clair, avant que quoi que ce soit se mette en route, de quelque façon que ce soit. Emil prit une nouvelle gorgée de sa boisson, avant de la reposer et d’enchaîner sur une nouvelle question. « Souhaiterais-tu, ma sœur, que nous organisions un évènement lors de cette saison, peut-être ? »

Au commentaire de sa sœur, Emil lui offrit son plus beau sourire canaille et malicieux. « Qu’un se présente seulement, et tu le saura, n’en doute pas. Je te ferais même appelé pour apprécié le spectacle. » Même si, tout serait fait dans les règles et l’observation de l’étiquette, D’Aetheling savait si bien manier les mots, que le malandrins s’en retournerait d’où il venait, sans demander son reste. Ce qui équivaudrait sans nul doute, à un coup de pied aux fesses verbale. Là où, il n’en doutait pas, Charles aurait mis un réel pied aux fesses d’un prétendant peu honorable. Bien qu’Emil ne sache en rien, si son frère aurait eu aussi à cœur que lui, de se mêler du mariage de sa jeune sœur. Ou l’aurait-il brader à l’un de ses sombres amis… Il préférait ne pas y penser. Avisant le journal, Norfolk s’en saisi et parcouru les divers titres.

Emil releva pourtant ses yeux polychromes sur la plus jeune, lorsqu’elle lui demanda si, il la pensait capable de changer un homme. Bien étrange question que celle-ci, si elle avait été placée dans un contexte différent. Il demeura un instant interdit, cherchant à nouveau ses mots pour répondre. « Je pense que tu pourrais changer bien des gens et des choses, si l’on t’en donnait l’occasion, Victoria. Néanmoins, en ce qui concerne Adrian Mountbatten, je ne le pense pas… Et cela me navre le cœur de le confesser. » Parce qu’il appréciait Adrian, malgré son sale foutu caractère et son penchant dramatique. C’était un homme en constante souffrance, mais qui quelque part, se complaisait dans celle-ci, en émettant un jugement continuellement dur et erroné sur le monde. À tel point, que même le calme et posé Emil d’Aetheling avait fini par cesser d’essayer de le convaincre. Et il ne voyait pas qui réussirait ce tour de force, quand même la Comtesse de Devon n’y parvenait pas. « Rassure moi, tu ne songeais pas vraiment à te faire courtiser par Mountbatten ? » Ironisa-t-il alors, en la regardant. « Parce que ce serait vraiment peine perdue. » De la bouche même de BudeHaven, il n’y consentirait jamais.

Visiblement, la cadette craignait un peu que l’on boude la maison de Norfolk et sa main, mais Emil savait bien que ce ne serait pas le cas. Non seulement, parce que Victoria était aussi jolie, que bien faite, mais surtout elle était rattacher au prestigieux titre de Norfolk, l’un des plus puissant d’Angleterre. En cela, elle était également une proie de choix pour les chasseurs de dotes, cela allait sans dire. « Je ne m’en fais pas trop pour cela, à dire vrai. Je me tracasse surtout de savoir, si le salon sera assez grand… » A ses mots, Emil paru sérieux, avant de rire un instant. Son impression que quelque chose se tramait dans la tête de sa sœur le reprit et il replia un instant son journal. « Il y a-t-il quelque chose ou quelqu’un, dont tu voudrais m’entretenir, Victoria ? » Demanda-t-il avec la bienveillance fraternelle qui le caractérisait.

Norfolk acquiesça à la proposition de sa cadette. En tant que premier pair d’Angleterre, on attendait bien sûr de lui qu’il organise quelques divertissements. Bien que ce soit normalement à son épouse de le faire, mais n’en ayant pas, il trouverait quelqu’un pour s’occuper de cela. L’intendante serait sans doute encore mise à contribution, mais qu’à cela ne tienne. « Alors, soit, nous organiserons une Tea Party et je te laisse le soin, de me dresser la liste des invités. » Il reprit son journal en main avant d’ajouter. « Mais je refuse que tu invites les Manston… Je ne supporte pas leur compagnie… Sans parler de leur fille. Je n’en ai jamais vu d’aussi sotte et sa mère tente depuis des lustres de m’arracher une promesse de mariage. Rien que d’y penser… »