La jalousie naît de l'amour [Hermès]

Postée dans un coin du luxueux salon de la demeure des Wellington, je me réserve alors que j'observe inlassablement Hermès en pleine conversation avec sa mère et son invitée présente. Sa fille l'accompagne et je ne peux m'empêcher de la détailler discrètement. Elle dévore Hermès des yeux. Mon Hermès... Ses prunelles pétillent de convoitise et en moi la jalousie bouillonne. Je crispe mes mains l'une contre l'autre et serre mes dents alors que je m'interdis tout mouvement qui pourrait me trahir.
Savoir que Hermès sort dans le monde et rencontre des demoiselles est une chose. Le voir être convoité, désiré, c'en est une autre. J'ignore qui est cette fille je ne l'ai jamais vu, pas plus que sa mère, mais je n'aime pas la façon dont elle le regarde. Pas alors que je porte encore le souvenir de son baiser sur mes lèvres... De son étreinte sur mon corps...
Ce moment que nous avons partagé dans le lac du domaine ne me quitte plus. J'ignore ce qu'il veut vraiment dire, ce que cela fait de moi pour mon marquis, mais je sais ce que cela signifie pour moi ; je suis toute à lui. Et par conséquent, je méprise l'idée qu'une autre puisse vouloir l'être aussi...

Le pire, c'est qu'elle n'est sans doute pas la seule... Parfois je l'oublie... Pour moi il est simplement Hermès mais pour le reste de la Cour, pour toutes les débutantes, il est le Marquis de Wellington, frère cadet du très illustre Duc de Wellington... Le prestige du nom de cette famille n'a d'égal que sa fortune colossale alors évidemment que chaque demoiselle d'Angleterre présentée cette Saison à la Reine désire le porter !
Certaines sont sans doute d'avantage après Sa Grâce le Duc car elles veulent le titre, mais ça laisse Hermès être la proie de tout le reste ! Il est d'une certaine façon "plus facile" à attendre que son frère aîné. De la bourgeoisie à la petite noblesse, toutes estiment sans doute avoir leur chance !
Bon sang combien de filles lui tournent autour dans les bals...?

Doucement, discrètement, je pince mes lèvres comme si je voulais goûter la chaleur qu'il y a laissé un peu plus tôt avant que nous ne devions descendre. Je dois me calmer. C'est moi qu'il a embrassé et non elle.
Oui mais elle, elle est une fille... Vêtue telle une fille... Jolie comme une fille... Même le soleil semble chercher à vouloir la mettre en lumière car un de ses rayons vient se poser sur ses cheveux blonds et les fait briller presque avec mysticisme. Je détourne mes yeux d'elle et me concentre sur les motifs du tapis alors que j'entends sa voix doucereuse s'adresser à Hermès afin d'évoquer je ne sais quelle mondanité où visiblement ils se sont déjà croisés...

Tout à coup j'en veux à mon père... C'est injuste et je le sais car il n'a jamais voulu ce qui nous est tombé dessus. Il se bat tous les jours afin de restaurer notre situation. Mais sur l'instant, je n'éprouve qu'une amère jalousie et je en colère contre lui. Contre ces décisions qu'il a prise, contre cette confiance qu'il a mal placé en Lord Lightwood et qui a causé notre ruine parce qu'à cause de tout ça, je j'ai pas pu faire ma Saison.
Au début, lorsque je me suis rendue compte que ça me serait impossible, ça ne m'a pas posé de problème et j'ai assuré à mes parents en le pensant sincèrement que ça n'avait pas d'importance, que je pouvais attendre la prochaine.
C'était sans compter sur ma rencontre avec Hermès et ce que j'éprouve pour lui désormais... Si j'avais fait cette Saison comme initialement prévu, je serais allée au bal des débutantes, j'aurais été présentée à Sa Majesté la Reine et j'aurais pu côtoyer Hermès ! On aurait pu être ce que nos paternels respectifs avaient imaginé pour nous et à cette heure, peut-être que nous serions fiancés...

- Puis-je avoir encore un peu de thé ?
- Bien entendu ma chère. Luke, s'il vous plait, me sourit la mère d'Hermès.

Moi ? Pourquoi moi ?
Je réalise en levant le nez que la domestique de la Duchesse douairière a quitté la pièce, sans doute afin d'aller chercher de nouveau biscuits car le plateau qui les contenait est presque vide. A contre cœur je quitte mon coin et m'avance afin de prendre la théière et de remplir la tasse de la débutante. Le majordome m'a montré un nombre incalculable de fois comment servir le thé sans en renverser la moindre goutte, pourtant lorsque je la vois sourire à Hermès tout en continuant sa conversation avec lui comme si je n'existais pas - j'oublie une seconde que je suis une domestique - je me crispe et incurve légèrement le bec verseur duquel tombent un léger filer d'eau chaude colorée sur sa traîne couleur pastelle, qu'elle ne remarque même pas trop occupée qu'elle est à faire les yeux doux à MON marquis.
Qu'à cela ne tienne, je n'ai pas fait ça pour créer une scène et embarrasser Lady Wellington mais parce que moi, ça me soulage !  

Non contente d'avoir taché la traine de cette espèce de godiche avec le thé de Sa Grâce la duchesse douairière, je marche dessus totalement volontairement après avoir reposé la théière et retourne dans le coin de la pièce que j'aurais préféré ne pas quitter.
Si d'abord je m'efforce de calmer ce qui raisonne en moi en m'absorbant à nouveau dans la contemplation des motifs du tapis, je ne peux m'empêcher de relever doucement mes yeux vers Hermès et la débutante. Il a l'air si à l'aise. Si avenant... Le charisme des Wellington irradie de lui et je le vois éblouir la demoiselle qui lui fait face, tous charmes déployés. Pourquoi faut-il qu'elle soit aussi jolie ?! On dirait une poupée... Ses cheveux blonds dorés, ses yeux bleus comme le ciel, ses joues roses, son décolleté pigeonnant...
Je me sens si terne comparée à elle dans mon uniforme de valet... J'aimerais tant moi aussi pouvoir me faire jolie pour Hermès... Je voudrais tellement goûter à nouveau à cette excitation que j'ai connu lorsque je me suis préparée pour aller le retrouver au bal masqué... Même si j'ai perdu du poids en vivant à East End, travailler pour Hermès m'a permis d'en regagner un peu et de joliment remplir la toilette prêtée par Neal sans être trop ridicule.
J'ai tant aimé me préparer pour lui ! Coiffer mes cheveux, rosir mes joues, dorer mes lèvres... Tout ce que cette fille est autorisée à faire chaque jour pour d'aller à la pêche au mari... Ou plus exactement ici, à Hermès. Je suis certaine qu'elle a pris plusieurs heures à réfléchir à sa mise pour sa visite d'aujourd'hui. Qu'elle a tout pensé en fonction de lui... Je déteste ça !

L'idée m'est d'autant plus insupportable que je suis presque certaine que je lui ai plus lorsqu'il m'a vu en fille ! Honorine lui a plu !
C'est injuste ! C'est injuste que je doive le regarder être désiré par d''autres quand je sais ce que nous aurions pu être. J'ai la sensation de devoir être contrainte à le regarder m'être enlevé sans pouvoir rien faire...
Elle me le prend ! Avec chacun de ses sourires, chacun de ses battements de cils, de son corps qu'elle met en valeur de ses postures élégantes et toutes féminines, elle me le prend...
Je dois respirer. Inspire, expire. Il faut que je m'apaise avant d'imploser. Je ne peux pas. je n'en ai pas le droit. Encore moins face à la Duchesse et ses invitées. Mais c'est si dur. De toute mes forces j'essaie de me raccrocher à ce moment dans le lac avec mon marquis. Il m'a apprécié en fille, en tant qu'Honorine, mais il m'a embrassé en garçon. En tant que Luke.
Ça me déroute au plus au point, mais c'est ce à quoi je me tiens alors que je la vois se pencher d'avantage vers Hermès qui demeure tout disposé à son égard. Mes résolutions d'appel au calme s'envolent. Pourquoi j'ai mal comme ça ? Pourquoi est-ce que j'ai à ce point envie d'exploser et de hurler ? Mes yeux me brûlent et je serre si fort mes poings que mes ongles mettent à mal mes paumes, les marquant de petits croissants de lune lorsqu'il prend la parole, l'interrogeant sur Hermine.

Prise de court par le sujet de la conversation, je parviens à m'apaiser quelque peu et guette la réponse de cette fille. Je suis surprise qu'il évoque Hermine. Personne ne connait son rôle dans cette association. Personne à part moi, ce que lui-même ignore. Hermès n'a pas la moindre idée que je suis Honorine et que c'est moi qui depuis des mois maintenant l'aide à publier son travail.
Je me demande ce qu'il pense d'Honorine d'ailleurs... Nos échanges épistolaires n'ont pas vraiment changé de nature depuis notre rencontre au bal masqué. Est-ce que je me suis faite des idées et me suis emballée plus que lui suite à notre danse ? Est-ce qu'il lui préfère Luke...? J'avoue que j'ignore quel scénario je préfèrerais...

- Hermine ? Oh ces dessins aux proportions étranges ?

Je me retiens de la singer à voix haute mais ne me prive pas pour le faire intérieurement. "Ces dessins aux proportions étranges?". C'est le concept même d'une caricature !

- Je trouve ses traits très affûtés.

Ça veut tout et rien dire ça ! Je ne perçois pas bien la suite de sa réponse qu'elle veut plus discrète, probablement pour ne pas être entendue de sa mère et de celle d'Hermès. Je me sens bouillir comme elle se rapproche de lui et préfère détourner mon regard jusqu'à la fin de l'entrevue.
Le temps file et au bout d'interminables minutes, la débutante et sa mère prennent finalement congé. J'aide les domestiques à débarrasser le thé que je redescends en cuisine, puis passant par les couloirs réservés aux serviteurs je remonte jusqu'aux appartements d'Hermès afin de préparer ses affaires pour la soirée à venir.
La Saison ne s'arrête jamais après tout...

Je ne le regarde pas lorsque je le perçois près de moi. J'ai trop peur qu'il voit la contrariété et la jalousie qui irradient dans mes yeux humides.

J'ai la boule au ventre... Distraite, je lisse sa tenue que j'ai posé sur son lit fait au carré tandis que j'essaie de mon mieux de réprimer l'amertume qui me noue la gorge et y pose un goût amer. J'ai détesté cet instant où le temps a semblé se jouer de moi, étirant les secondes en minutes, pour ne pas dire en heures interminables. Je revois encore les regards emplis de convoitise de cette fille sur Hermès. Sa façon de papillonner de ses longs cils tout en minaudant de ses postures. Parce que elle ne me la fait pas à moi ! Moi aussi j'ai reçu l'éducation nécessaire afin de me rendre à la Cour et je sais pertinemment que aucune de ses attitudes n'était innocente !
Ma femme de chambre m'avait parlé par jeu des petites techniques de séduction dans l'intimité de ma chambre auxquelles une demoiselle pouvait recourir afin de capter l'œil d'un jeune homme et dont je pourrai user lors de ma Saison. Cela pouvait passer par une mèche de cheveux soigneusement bouclée laissée "négligemment" sur la nuque afin d'y attirer l'attention. Un décolleté plus ouvert d'un petit centimètre. L'inclinaison légère du buste afin que ces messieurs puissent avoir un meilleur aperçu du pigeonnant dû au corset... L'art de lever son regard par dessus sa tasse de thé...
Cette pimbêche s'était parée de la moindre de ces astuces pour que Hermès la regarde et j'ai envie d'en pleurer. D'ailleurs je ne suis même pas désolée d'avoir renversé du contenu de la théière sur la traîne de sa robe !

Combien d'autres débutantes feront la même chose ce soir lors de la mondanité à laquelle il doit se rendre...? Je préfère ne pas y penser, bien que mon cerveau lui paraisse déterminé à me montrer toutes sortes de scénarios possibles que je peine à supporter.
C'est alors que le constat tombe ; je ne veux pas qu'il y aille ce soir... Je ne veux plus qu'il aille nul part d'ailleurs ! Ca m'est insupportable... Mes yeux détaillent la tenue prête pour Hermès. Tout est pensé pour le mettre en valeur et d'ici quelques minutes, je vais devoir l'aider à se changer et à se faire beau pour aller rencontrer d'autres filles... Je pourrais échanger la veste pour une autre qui lui irait moins bien...? Ou remplacer sa cravate par une autre moins bien assortie à son gilet...?
Non ça ne changerait sans doute rien et j'en soupire de frustration. Ce ne serait pas bien de faire ça en plus. Je dois le servir au mieux et ça passe par le mettre le plus à son avantage mais ça devient juste tellement dur tout ça...

C'était plus simple lorsque je l'aimais sans savoir si il pouvait m'apprécier en retour. Je pouvais me consoler en me disant que de toute façon, nous ne pouvions rien être l'un pour l'autre étant donné mon prétendu sexe masculin et la déchéance de ma famille...
Mais à présent que j'ai goûté ses bras, ses lèvres, je ne peux plus le partager... Rien que l'idée qu'on le regarde comme je ne peux pas le faire m'est douloureux alors me dire qu'on attend de lui qu'il se fiance quand normalement il aurait du l'être à moi...?
Je m'en veux mais je me surprends à nouveau à éprouver du ressentiment envers mon père... C'est injuste que je le blâme car il est le premier à s'en vouloir pour ce qui nous arrive mais c'est plus fort que moi. Car à l'heure actuelle si son navire ne s'était pas égaré en mer, je serais peut-être fiancée à celui qu'on avait choisi pour moi mais que je voulais désespérément.
Nous avons partagé un moment Hermès et moi au bal masqué. Du coup je ne peux m'empêcher de rabâcher en me disant une fois de plus que tout se serait passé comme nos pères respectifs l'avaient envisagé si le destin ne s'était pas montré aussi cruel envers ma famille. Le destin et surtout ce scélérat de Comte Lightwood ! Si Honorine se représentait devant lui d'ailleurs, que ferait Hermès...? Est-ce qu'il irait plus vers elle que vers Luke ? Est-ce que ça me dérangerait ? Est-ce que je le voudrais ? Bon sang je me sens totalement perdue...
Est-ce qu'on peut être jalouse et inquiète de soi-même...?

Je ne bouge pas lorsqu'Hermès entre dans la pièce et se rapproche de moi bien que je sois consciente du moindre pas qui le rapproche de moi. Je me fais violence pour ne pas pleurer. Pour ne pas me venger sur lui de ma contrariété aussi, car au fond il n'y est pour rien... Il n'a pas plus choisi que moi que de devoir assister à cette entrevue. Pourtant je lui en veux de sa politesse - bien que toute protocolaire - envers cette fille...
Lorsqu'il passe ses bras autour de moi et pose sa tête sur mon épaule, je me fige et me retrouve incapable de réprimer les perles salines qui me montent aux yeux. Ma colère s'évanouit pour laisser place à ma détresse. Le silence se pose entre nous mais il n'a rien de lourd ou de gênant. Bien au contraire. Il est emplit de tous nos secrets et de nos sentiments qui volettent autour de nous. Doucement, je pose à mon tour mes mains sur ses bras qui m'enserrent et baisse mon visage avant de lui d'échapper cette phrase que je pensais garder derrière la barrière de mes lèvres :

- Vous allez vous marier Mylord...

Je finis par me tourner vers lui et je recule d'un pas parce que tout d'un coup je ne supporte plus d'être dans ses bras en sachant qu'un jour, peut-être même bientôt, ils me seront interdits définitivement. J'ai si peur de le perdre, qu'il finisse par me repousser lorsque les convenances le rattraperont, que je préfère m'arracher moi-même à lui tant que je le peux encore.
Car finalement si il y a des regards, des touchés, des baisers volés à l'ombre de quelques porte, je ne sais pas vraiment si ce que Hermès ressent est aussi immuable que moi... Et ça me terrifie. Avant je ne pouvais pas prétendre qu'il soit à moi donc je n'avais rien à perdre mais maintenant ?
Ce que je lui dis n'est pas un reproche mais un constat, comme si la réalité me rattrapait. Car encore une fois, avoir idée, imaginer, savoir était une chose. Voir, en était une autre. Hors l'évidence était là, je détestais le voir être avec d'autres filles...

- Miss Williamson... Elle est tout ce que vous devriez avoir à votre bras... Comme tant d'autres doivent l'être...

Comme cette jeune fille du bal masqué dont il m'a parlé à son retour alors que j'avais encore la fièvre au cœur et au corps de notre danse partagée.

- Comme Honorine...? Ou votre précédente fiancée même ?

Bon sang mais qu'est-ce que je fais ?!
Je regrette mes mots dès qu'ils sortent de ma bouche mais il est trop tard. Ce qui est dit est dit et je me fige dans mon angoisse. Comme dit à Naïlys après qu'elle a découvert mon secret et que je lui ai tout révélé, j'ignore si Hermès était au courant des fiançailles conclues par son père et le mien.
Quant à Honorine j'avoue que j'ai peur de ce qu'il va me dire la concernant. Ai-je envie qu'il la préfère à Luke...?
Je demeure sans réponse à cette interrogation.

Quitter ses bras, c'est comme m'en arracher. J'ai l'impression d'avoir laissé ma peau contre la sienne et d'être à vif, écorchée. J'ai froid sur moi, j'ai froid en moi et j'ai désespérément envie de retourner me blottir contre lui. Je sais que je ne le dois pas, mais j'ai moins besoin de mes cinq prochaine minutes d'oxygènes que d'être enlacée par Hermès...
Plus encore après ce à quoi j'ai été forcée d'assister tout l'après-midi. Miss Williamson... Sa façon de le regarder, de minauder avec lui, de le charmer, de s'imaginer son futur avec lui... Parce que je suis sûre qu'elle s'est imaginée son futur avec lui cette espèce de mante religieuse ! Elle doit déjà réfléchir à sa future robe de mariée et avoir le nom de leurs futurs enfants dans la tête ! Si ça se trouve alors qu'elle arpentait Apsley House, elle s'imaginait même déjà y vivre ! Elle visualisait son portrait à côté de celui de Hermès ! J'ai eu envie de lui faire entrer son éventail dans le gosier tant de fois que mes paumes sont marquées de petits croissants de lune...
Je suis en colère et je suis frustrée autant que je suis triste... Parce que en réalité si je lui en veux à ce point, c'est qu'il lui est permis tout ce qui à moi m'est interdit... J'aurais aimé plus que n'importe quoi d'autre au monde être à sa place assise sur le divan à écouter la Duchesse douairière me poser des questions tout en profitant de la conversation de mon Marquis... J'aurais aimé être celle à qui il peut s'intéresser publiquement... Celle à qui il peut sourire et proposer une chose aussi simple qu'une promenade prochaine au bord de la tamise...
Au lieu de ça j'ai du me contenter de leur verser le thé, aussi invisible aux yeux de cette débutante qui n'a pas eu un regard pour moi que je suis supposée l'être à ceux de la Société... Je sais que c'est là ma place désormais mais la piqure de rappel est brutale... Dans ma bulle seule avec Hermès je me sens incroyablement bien et chanceuse, heureuse, mais dès que ce cocon intime éclate j'ai la sensation d'être à nue et blessée... Je n'aime pas ce que je ressens.

Pour toutes ces raisons je veux retrouver la quiétude de l'étreinte d'Hermès... Je veux me serrer si fort contre lui que j'en oublierai qu'un jour nous avons été deux entités distinctes lui et moi... Je veux ses baisers et je veux ses bras...
Ses bras que inévitablement si les choses continuent comme ça, je devrai partager avec une autre... Rien que l'idée me coupe le souffle. Si papa ne réussit pas à nous rétablir dans notre rang, si je suis obligée de rester Luke, je devrai à un moment donner regarder Hermès se marier avec une autre. Pire, je devrai être témoin chaque jour de leur vie ensemble...
Je ne veux pas ! Je ne peux pas ! Ca me révulse.

Alors je m'échappe de lui. Je fais la seule chose qui me parait logique, quand ça n'a pourtant aucun sens pour mon cœur qui crie et je lui énonce la vérité qui me pétrifie ; il n'est pas à moi et pourrait à tout moment de la Saison être à une autre. Miss Williamson, Honorine, Adélina... Qu'importe le noms de la future marquise. Elle est là quelque part et elle peut me le prendre...
J'aime Hermès mais j'ignore si ce que nous faisons tous les deux à une quelconque importance pour lui. Il m'a dit que son cœur battait plus vite près de moi et je le crois car il m'a permis de le sentir de nombreuses fois lors de nos étreintes et baisers volés. Mais et si ce n'était que ça ? J'ai un grand frère et à l'époque où nous vivions à Mayfair, il tombait sous le charme d'une jeune fille tous les quatre matins. Parfois tout ce qu'elle avait à faire était de passer sous nos fenêtres. Et si je ne suis que ça pour lui ? Qu'une instant fugace ?
J'ai tant de questions et de doutes soudain... Tout ce qu'il aura fallu est que je le vois en compagnie d'une débutante...

- Votre frère...? répète sincèrement surprise autant par sa question que par son visage qui se ferme. Je ne comprends pas Milord...

Pourquoi le Duc serait-il venu discuter d'un tel sujet à moi ?
Hermès se retourne et s'éloigne de moi. Je pince mes lèvres et essuie la larme qui s'échappe de mes cils et roule sur ma joue. Je l'ai mis en colère... Je le devine à la façon dont il s'est raidit. Il a beau me tourner le dos, à force d'être auprès de lui j'ai appris à le déchiffrer. A lire ses mimiques autant que ses postures et ses expressions. Quand la colère le prend, il se ferme et ses maxillaires se crispes...
Mais jusqu'à présent, sa frustration ne s'est jamais dirigée contre moi...

Le silence s'installe dans la chambre et je n'ose pas le briser.
On m'a toujours enseigné que le mariage est une question d'honneur et de devoir. L'important est de conclure une union avantageuse. Les sentiments si il doit y en avoir, sont un bonus qui arrivera en son temps. Hermès de par son rang a sans aucun doute reçu le même enseignement et en particulier depuis que son frère est devenu une des figures les plus importantes d'Angleterre.
Je n'ai pas le droit de lui reprocher de potentielles futures fiançailles car c'est ce que toute sa famille et voir même la Société attend de lui. Pourtant je ne peux m'empêcher de brandir cette vérité qui me fait peur entre nous.

- Miss Williamson, Honorine, ta sœur... Je sais que c'est avec elle que je devais me marier.... Mais....

"Ta sœur..."
Mon palpitant fait un bond dans ma poitrine. Alors il sait ! Il est au courant de l'accord que nos pères ont conclu il y a de ça quelques années. J'ai un milliard de questions qui me viennent tout à coup. J'ai envie de savoir si il y était favorable. Si il le serait encore aujourd'hui ! Parce que si c'est le cas peut être que j'ai encore de l'espoir si je parviens à faire la prochaine Saison !
Un instant, la proposition folle de Lord Lightwood revient chanter sournoisement à mes oreilles... Si je lui donne des informations sur Hermine, il financera ma Saison... Il se fera mon mécène et veillera à ce que j'ai les plus belles toilettes et les plus somptueux bijoux dans le but d'attirer un parti si avantageux que ma famille serait à jamais à l'abris du besoin. Un parti comme Hermès...
Une option impossible... Car celui que je veux, est la monnaie d'échange exigée par le Comte... Lord Lightwood veut Hermine et c'est ma faute, parce que je lui ai demandé de le dessiner pour moi. Pour m'aider à me venger de e qu'il a fait aux miens... Mais si je donnais autre chose à ce noble...? N'importe quoi...? Peut-être qu'il accepterait d'oublier Hermine et de m'aider quand même ?

Non... Je ne peux pas envisager ça... Qu'est-ce que ça ferait de moi cela dit si j'acceptais sa proposition ? Si je prenais l'argent de l'homme qui a causé la perte de ma famille ? Je lui ai dit que je ne voulais rien de lui et c'est la vérité. Mais il a la possibilité de me donner accès à Hermès. Pour de vrai...

- Comment pourrai je souhaiter me marier alors qu'il m'est impossible de le faire avec la personne que j'aime ?

Qu'il aime ?
Est-ce qu'il parle de moi ? Je regarde par dessus mon épaule dans le doute mais nous sommes seuls et c'est bel et bien moi qu'il regarde. Il parle de moi ? Il m'aime ? Moi ? Pour de vrai ? Je ne suis pas qu'une distraction ?
Mon cerveau est en ébullition. Il ne peut pas m'aimer ! Je suis un garçon à ses yeux ! Je suis un valet ! Un garçon valet ! Un valet garçon ! Pourtant ses yeux demeurent sur moi. Et il m'aime... Hermès m'aime. J'arrête de réfléchir et je vais lui prendre ce baiser.
"Ces lèvres t'appartiennent... A toi et rien qu'à toi..."
D'habitude, si je lui rends bien sûr ses baisers, c'est toujours lui qui les initie. Cette fois c'est moi et je ne lui demande pas la permission. Je prends ce qui est à moi, puisqu'il me les a donné dans ce lac... Je suis maladroite et je ne sais pas si je m'y prends bien mais je m'en fiche. Je prends son visage entre mes mains et je plaque ma bouche contre la sienne.
Hermès m'aime !

- Quand on se promenait à cheval je t'ai parlé de la personne que j'aimais et que je ne pouvais pas avoir. Tu as cru que je parlais d'une fille mais... je ne parlais pas d'une fille...

A l'évidence...

- Je parlais de toi... C'est toi la personne que j'aime...
Attends tu parles bien de moi hein ? La personne que t'aimes c'est bien moi ? je lui demande d'une voix entre le rire et les larmes.

Juste pour être sûre !
J'ai bien trop d'émotions qui se bousculent en moi. Je me sens euphorique et en même temps merveilleusement nerveuse. C'est déroutant et excitant. Hermès m'aime.
Une seconde. Si il aime Luke, est-ce qu'il voudra encore de Adélina...? Non tant pis je penserai à ça plus tard. Là pour le moment je ne veux savoir et me concentrer que sur ça et uniquement ça ! Hermès, m'aime !

toc toc toc

Je sursaute et m'écarte rapidement de Hermès à l'instant où la porte de ses appartements s'ouvre. Le rouge aux joues, je m'incline lorsque je reconnais le Duc et m'empresse de rejoindre le lit sur lequel j'ai posé la tenue que son cadet portera ce soir.

- Je venais voir si tu étais prêt mais je vois que non...

Je déglutis et prend la chemise fraîche ainsi que la cravate et la veste afin de les lui apporter mais lorsque je fais mine de m'approcher, le frère aîné d'Hermès me barre la route, me forçant à lever timidement mes yeux vers lui.
Son regard sur moi me met mal à l'aise. C'est impossible qu'il ait vu quoique ce soit j'en suis presque sûre, mais... j'ai l'impression qu'il me scrute. Il pose un instant son attention sur ma bouche gonflée par le baiser que j'ai échangé avec Hermès. Je pince mes lèvres comme pour les faire disparaître ou protéger le souvenir de celles de mon marquis dessus et baisse mon visage pudiquement avant de contourner le Duc. Je rejoins Hermès que j'aide à s'habiller rapidement.  

- Je t'attends dans la voiture.

Lorsqu'il sort et referme la porte derrière lui, j'expire profondément, soulagée. J'offre un petit sourire complice à Hermès tout en ajustant sa cravate puis je coiffe ses cheveux de mes doigts. Je prends soin de faire en sorte que sa mèche ne tombe pas devant ses yeux.
Ça le rend beaucoup trop séduisant et je veux garder ça rien que pour moi !

La porte refermée sur le Duc, je retrouve ma joie et la proximité de Hermès. Il m'aime ! Il m'aime, il m'aime, il m'aime ! Je n'arrive pas à cesser de sourire alors que je le coiffe plus longuement que nécessaire. Ses cheveux glissent entre mes doigts et je me surprends à avoir envie de les y accrocher... Mon cœur bat plus vite, comme chaque fois qu'Hermès est près de moi mais cette fois, j'ai l'impression que c'est encore plus fort. Pourtant je n'ai pas couru...  Ses mots raisonnent dans ma tête et plus je me les répète, plus je me sens... Je ne connais pas le mot. J'ai l'impression d'avoir de la fièvre et pourtant je ne me sens absolument pas malade. Au contraire même. La chaleur qui m'enveloppe est vaporeuse et envoûtante. J'ai l'impression de flotter et que tout ce qui me retient au sol, ce sont ses mains sur moi.

- Il me faut y aller... Luke.

Je ne peux contenir la petite pique de déception qui me traverse à l'idée de le laisser partir mais je n'ai pas le choix. J'hoche la tête et m'apprête à me reculer, mais il attrape ma main et la pose sur son torse, là où bat son cœur. Son baiser sur mon front me bouleverse à m'en faire frémir. Mes yeux se ferment pour le savourer puis je les rouvre pour les plonger dans les siens.

- Je serai là...

Il s'écarte pour attraper son veston mais je ne romps le contact avec lui que le plus tard possible, toute à mon bonheur. Je lui souris lorsqu'il m'adresse un dernier regard avant de partir, la sensation de ses doigts et de ses lèvres encore sur moi.
La porte refermée derrière lui, je me sens trop petite pour moi-même et j'explose ! Je me mets à piailler sur place en de petits cris aigus, comme l'adolescente enamourée que je suis à qui l'être aimé vient de lui dire ces mots magiques ! J'ai l'impression de pouvoir voler ! Mes pieds ne touchent plus le sol alors que je tourne sur moi-même en fredonnant tout en récupérant les vêtements que Hermès a abandonné derrière lui pour se changer.
Je devrais les descendre à la lingerie et quitter les appartements de mon marquis en attendant qu'il me fasse rappeler lorsqu'il rentrera, mais je ne veux pas quitter sa chambre. J'ai peur que lorsque j'en sortirai, le rêve s'évapore. Je veux rester encore un peu plus longtemps dans cet instant que nous venons de partager. Je veux continuer d'entendre l'écho de son "je t'aime".

J'ai mes réponses à toutes les questions que je me posais depuis qu'il m'a embrassé pour de bon dans le lac... Je ne suis pas qu'une distraction pour lui ! Je ne suis pas qu'une expérience ! Il m'aime ! Comme moi je l'aime ! Enfin... Il aime Luke... Mais Luke, c'est aussi Adélina non...? Je veux dire... Je m'habille en garçon mais je suis toujours moi avec lui...? Enfin je le crois...
Soudain assaillie de nouvelles questions, je me laisse choir sur son lit, sa chemise entre mes mains que je porte à mon nez. Elle sent comme lui...
Qu'est-ce qu'il dirait si il savait que je ne suis pas Luke...? Est-ce qu'il m'aimerait quand même ? Est-ce qu'il serait fâché que je lui ai menti ? Je ne veux pas lui cacher la vérité mais je n'ai pas le choix ! Pour ma famille, pour moi mais aussi pour lui. Aussi fort que je voudrais pouvoir tout lui dire, je ne le peux pas... Je refuse de le charger de ça. C'est trop risqué et je ne pourrai jamais accepter que ce que je fais puisse l'entacher d'une quelconque façon...
Ça me va qu'il aime Luke ! Tant que je peux être avec lui ! Je veux bien être tout ce qu'il veut tant qu'Hermès m'aime...

Avec un soupire, son vêtement serré contre moi tel un doudou dont je ne me déferais pour rien au monde, je me laisse tomber en arrière sur le lit de mon marquis. Mes prunelles rivées au plafond du baldaquin, je me laisse aller à penser à lui, à nous. A son regard sur moi. A ses baisers. Sa façon de me toucher et doucement, je sombre dans le sommeil, là au milieu de ses draps.